Le Covid-19 continue à proliférer : officiellement, on serait à fin avril à quelque 250 000 décès. La réalité est plus proche du demi-million si l’on prend en compte les sous-évaluations notoires comme celles de la Chine et de l’Iran. Il en est un peu de même des données économiques dont la réalité commence à se révéler au fil des publications des chiffres du premier trimestre.

C’est aussi le cas pour nombre de marchés pour lesquels les évaluations de production, de consommation et surtout de stocks font l’objet de chiffrages encore bien fluctuants. Le monde navigue à vue, « sonné debout », et chacun se prépare à un mois de mai de tous les dangers.

Tous… dans le rouge !

Les chiffres sont tombés les uns après les autres. Ce furent d’abord, les États-Unis mettant symboliquement un terme à dix ans de croissance avec – 4,8 % au premier trimestre (en rythme annuel toutefois). Et puis, il y eut les chiffres européens (en variation trimestrielle) : – 3,8 % pour la zone euro, – 5,2 % pour l’Espagne, – 5,8 % pour la France, l’un des plus mauvais chiffres européens pour un pays qui ne s’est confiné qu’à la mi-mars. Mais la très grande générosité du système du chômage partiel a paradoxalement provoqué plus qu’ailleurs l’arrêt de l’économie (et de nombre de services publics comme la poste ou les transports…). Comme on pouvait s’y attendre, c’est l’Europe qui risque d’être la principale victime économique du coronavirus, talonnée, il est vrai par les États-Unis. Le CBO (l’Office budgétaire du Congrès, qui est indépendant) chiffre à 5,6 % le repli américain en 2020 (avec – 11,9 % en rythme annuel au second trimestre) avec un déficit budgétaire de 17,9 % du PIB du moins si quelque nouveau plan de relance n’était pas annoncé d’ici des élections beaucoup plus ouvertes qu’on ne l’imaginait il y a encore quelques semaines : Trump s’agite sur tous les fronts, mais Joe Biden, reclus chez lui, ne risque plus de ces maladresses qui l’ont rendu célèbre. Et puis, la situation de l’emploi s’aggrave : plus de 30 millions d’inscrits au chômage depuis la mi-mars (20 % de la population active), un chiffre qui d’après un think tank démocrate ne représente qu’un peu plus de la moitié de la réalité. Le CBO estime que le taux de chômage américain devrait atteindre 16 % au troisième trimestre… au moment des élections !

En Allemagne, le comité des « sages » anticipe une chute de 6,3 % du PIB en 2020 et un chômage qui, en fin d’année, serait de 5,8 %. Quant à la France malgré ses 13 millions de personnes au chômage partiel, elle a compté en mars quelque 250 000 chômeurs supplémentaires (l’équivalent des sept mois précédents de baisse du chômage). Avec six semaines de confinement, le deuxième trimestre s’annonce catastrophique (– 15 % au moins) et sur l’année le repli français risque de dépasser les 8 % sur lesquels le gouvernement a bâti sa dernière loi de finances rectificative.

Ailleurs, la reprise chinoise semble se confirmer au moins si l’on en juge par les premiers chiffres disponibles d’importations de matières premières en avril (le pétrole notamment) et par l’augmentation de la production d’acier : en six semaines, le taux d’utilisation des capacités est passé de 74 % à 80 % et la production de ronds à béton a augmenté de 43 %, ce qui augure d’un sursaut dans le secteur de la construction.

Dans bien des pays la crise sanitaire est aussi un puissant révélateur des faiblesses politiques et de tentations populistes bien peu démocratiques. C’est le cas au Brésil avec la démission fracassante de Sergio Moro, le ministre de la Justice: Jair Bolsonaro tourne le dos à l’image réformatrice qui avait pu être la sienne et retourne à la cuisine politicienne qui a fait le malheur du Brésil. En Inde, Narendra Modi utilise lui aussi un confinement rigoureux, en pleine période de ramadan, pour pousser sa politique de militance hindouiste. Il est vrai que nombre de pays n’ont pas appliqué de mesures trop strictes en cette première semaine de ramadan…

Lendemains de tempête pétrolière

Le mois de mai a commencé autour de $ 20 pour le WTI et de $ 25 pour le Brent : un retour « presque » à la normale sur la seule logique des fondamentaux. Sur les marchés à terme, l’attention s’est concentrée sur les nouvelles échéances rapprochées, celle du Brent (mais sans livraison physique) et celle du WTI. Le principal ETF, l’USO, dont l’objectif était de refléter autant que possible les prix spot a dû abandonner en partie sa stratégie. Alors que 20 % de ses positions étaient encore sur juin, il les a roulées en partie sur juillet, mais surtout pour plus de la moitié sur les échéances de l’automne, de septembre à décembre. Au total, on estime l’encours des fonds sur le pétrole (ETF, ETP) à $ 5 milliards. Le CME a par ailleurs imposé aux fonds de liquider leurs positions sur juin. C’est que les stocks continuent à gonfler : aux États-Unis, ils ont augmenté de 120 millions de barils en six semaines. Ceci étant, il semble que le rythme d’augmentation des stocks ait quelque peu diminué. Aux États-Unis, d’après l’EIA le taux d’utilisation des capacités de stockage était fin avril de 70 % ce qui, en réalité, n’est pas très loin du maximum possible en tenant compte des capacités inutilisables ainsi que des « réservations » déjà faites : à Cushin, tout est plein, ou réservé !

Du côté de la production pétrolière, les nouvelles sont contrastées. Comme prévu l’OPEP a augmenté sa production en avril à 30,25 mbj, une hausse de 1,61 mbj par rapport à mars. L’ Arabie saoudite a produit 11,3 mbj, 1 mbj de moins que ce que MBS avait ordonné à Aramco. Sur cette base, les pays de l’OPEP devraient réduire leur production de 6,97 mbj en mai, et cela risque de ne pas être facile. L’ Arabie saoudite en a les moyens et on sait maintenant comment Donald Trump a tordu le bras à MBS en le menaçant de ne pas s’opposer au texte de loi en discussion au Congrès qui retirait au royaume la protection militaire des États-Unis du fait de son rôle dans le conflit yéménite. Mais pour d’autres pays, à l’image de l’Irak, ce sera difficile d’autant plus que tous les « majors » ne sont pas prêts à jouer le jeu. Par contre, aux États-Unis, la baisse de la production est déjà une réalité : entre la mi-mars et la semaine du 20 avril, elle aurait été déjà d’un million de bj. Nombre de petits puits en fin de vie (il y en a 400 000 produisant moins de 100 bj, dont 275 000, à moins de 15 bj) vont arrêter leur production et souvent de manière définitive. Les observations satellites indiquent ainsi une forte baisse du « torchage » sur le bassin du Permian et pas seulement pour des raisons environnementales… La Norvège a aussi annoncé une diminution de sa production de 250 000 bj en juin (sur une production de 1,86 mbj).

Mais il faut aussi tenir compte de la demande. Après 9,68 mbj en mars, les importations chinoises sont revenues à la « normale » en avril : la Chine dispose encore d’importantes capacités de stockage et c’est le moment de les utiliser avec du pétrole pas cher ! De manière globale, la baisse de la demande au deuxième trimestre est estimée un peu au-dessus de 20 mbj. Mais il est manifeste que le point le plus bas est probablement derrière nous alors que le temps du déconfinement approche dans de nombreux pays.
Il est encore trop tôt pour dire si le prix du pétrole a touché son plancher en cette fin d’avril. Mais si les producteurs jouent le jeu – et ils ne peuvent faire autrement du moins pour les plus importants –, c’est probable. D’après un sondage réalisé par Reuter auprès des analystes, le prix moyen du baril de Brent en 2020 s’établirait à $ 35,84. C’est presque raisonnable !

Mais il y a un autre hydrocarbure dont les souffrances sont au moins aussi grandes : c’est le gaz naturel : aux États unis certes à $ 1,75 le mbtu, mais surtout sur le marché spot du GNL en Asie où pour la première fois il est passé en dessous de $ 2 à $ 1,95. Sachant que les coûts de liquéfaction aux États-Unis sont de l’ordre de $ 3 auxquels il faut ajouter un peu de fret, le GNL américain amené en Asie devrait coûter $ 5,50 au moins !
Les Australiens s’en sortent mieux, mais à $ 3 quand même ! Trop de production, trop de nouveaux trains de liquéfaction et une consommation qui stagne, l’augmentation des importations chinoises (+ 5,84 mt en avril) équilibrant la baisse des flux vers le Japon (– 5,13 mt). Aux États-Unis, le gaz est tout autant en crise que le pétrole : Cheasapeake, l’un des pionniers du gaz de schiste, serait au bord de la faillite.

Tout ceci a au moins un bon côté : à ce prix les « utilities » asiatiques devraient privilégier le gaz naturel au détriment du charbon dont le prix a quand même perdu 15 % cette semaine sur le marché Pacifique. De manière globale l’AIE anticipe une baisse de 8 % des émissions de gaz à effet de serre en tablant sur une diminution de la demande de pétrole de 9 %, de charbon de 8 % et de gaz naturel de 5 %. Ceci étant, la crise a provoqué aussi la baisse des prix du carbone au niveau européen (autour de € 20 la tonne) au point que la France a proposé la mise en place d’un prix plancher afin d’éviter la remise en cause d’une bonne partie de la transition énergétique.

Quelle crise alimentaire ?

D’après les derniers chiffres du Conseil international des Grains, les productions de blé et de maïs devraient atteindre en 2020-2021 des niveaux records : 764 millions de tonnes de blé, 2 de plus que l’année précédente, mais une légère correction à la baisse pour tenir compte du déficit hydrique (on ne parle pas encore de sécheresse) dans la région de la mer Noire. Pour le maïs, la production atteindrait 1 158 mt, mais là l’aléa climatique est plus grand. Par ailleurs, la consommation mondiale est en légère baisse pour des raisons liées à la diminution des débouchés vers l’éthanol.

Ceci étant, les achats de précaution se sont poursuivis et résultat, la Russie a officiellement annoncé la suspension de toute nouvelle exportation de blé, le quota annoncé en mars ayant été épuisé dans l’urgence par un certain nombre de maisons de négoce – surtout russes – désireuses de se couvrir. En soi, ce n’est pas bien grave : la Russie aura quand même exporté 34 mt de blé sur la campagne, juste devant l’UE-28 à 31 mt, contre 23 la saison précédente. Mais, la décision russe, largement publiée et en général mal expliquée, a contribué à entretenir la psychose de pénurie alors même que pour le riz, la situation s’améliorait avec l’assouplissement des restrictions à l’exportation au Vietnam et en Thaïlande.

Il y a par contre une pénurie potentielle qui commence à inquiéter aux États-Unis, celles des viandes. Sur un marché très concentré, dominé par quelques acteurs comme Tyson ou Smithfield, le coronavirus a provoqué la fermeture d’une vingtaine d’abattoirs. Dans certaines régions, on commence à euthanasier les animaux qui ne trouvent plus de débouchés. Les prix, à l’entrée des abattoirs ou même en carcasses, sont en baisse, ce dont commencent à profiter les acheteurs chinois de viande porcine qui jouent de la concurrence entre les États-Unis et Europe, ce qui a provoqué une baisse de l’ordre de 10 % des prix du porc en Europe.

On retrouve ces problèmes de main-d’œuvre tout au long des filières agroalimentaires et avant tout dans les champs où la main-d’œuvre extérieure – et souvent étrangère – est importante au pic de la saison. C’est par exemple le cas pour le thé en Inde où après la première récolte (« first flush ») en mars va commencer la campagne du « second flush ». Résultat, la production indienne pourrait diminuer de 9 % en 2020 d’après le Tea Board et les exportations étaient en baisse de 34 % en mars. Mais, le produit agricole le plus touché reste le sucre, au plus bas depuis douze ans à moins de 10 cents la livre. La raison en est surtout brésilienne. Alors qu’en 2019 le ratio sucre/éthanol dans la transformation de la canne était de 35/65, la chute des prix du pétrole – et donc de l’éthanol – entraînerait un ratio de 48/52 et donc plus de sucre d’autant que la baisse du réal permettrait aux Brésiliens de « passer » à ces prix.

Dans l’attente de la reprise

Le prix du coton a légèrement rebondi cette semaine comme si un vent d’optimisme – et de déconfinement – avait commencé à souffler sur la filière textile. Pourtant, l’ICAC, l’association des producteurs de coton, anticipe une diminution de 11,8 % de la consommation mondiale et une baisse du prix de 20 % à 56,9 cents la livre (indice A) pour la campagne 2020-2021.

Quant aux marchés des métaux, ils reflètent bien les doutes ambiants en ce qui concerne la reprise, à commencer par la Chine. Malgré les fermetures de mines et d’usines métallurgiques annoncées, l’impact du Covid reste en général négatif que ce soit pour le cuivre, le nickel, le zinc ou le plomb. Mais bien d’autres paramètres jouent comme pour le nickel la mesure exacte des importations de fonte de nickel (nickel pig iron) de la Chine en provenance d’Indonésie. Les estimations d’excédent mondial en 2020 vont de 50 000 à 150 000 tonnes et la tonne de nickel hésite autour de $ 12 000. Seul l’aluminium est en peu en dehors de l’histoire avec des producteurs (Rusal ou Chalco) qui ne diminuent pas leur production et des prix solidement en dessous de $ 1 500.

Comme à l’habitude, l’or raconte une histoire toute différente. Certes, la demande de la joaillerie diminue et la saison des mariages s’annonce mal en Inde. Mais les ETF sont là et au moins pour l’or il n’y a pas les problèmes de stockage du pétrole! Au premier trimestre, les ETF se sont alourdis de 298 tonnes et ceci avec quelques achats de banques centrales a permis au marché d’être déficitaire d’une vingtaine de tonnes (sur une offre totale de 1 066 tonnes). Autour de $ 1 700 l’once, on comprend que le gouvernement vénézuélien de Maduro cherche à vendre ses derniers lingots pour… seulement survivre.

Perspective de mai

Trois mois déjà que la foudre s’est abattue sur ce qui nous apparaît aujourd’hui rétrospectivement comme du bonheur économique, certes imparfait, mais qui permettait au moins de faire des projets, d’imaginer les réformes nécessaires, de se battre même pour un monde meilleur. Au creux de la crise, il n’y a même plus beaucoup de place pour le « monde d’après » si ce n’est chez ceux qui ne rêvent et ne parlent que de protectionnisme, de barrières, de repli sur soi. Même la solidarité du quotidien commence à s’essouffler. Bientôt, une vie quelque peu amputée va reprendre et avec elle bien des égoïsmes. Ne risque-t-on pas d’oublier ces élans qui un peu partout nous ont fait donner à nouveau un sens, même en économie libérale, à l’idée de Bien commun ? Écoutons le Lévitique :
« Quand vous ferez les moissons dans votre pays, tu ne couperas pas les épis jusqu’au bord de ton champ et tu ne ramasseras pas ce qui reste à glaner. De même tu ne cueilleras pas les grappes restées dans la vigne et tu ne ramasseras pas les fruits qui y sont tombés. Tu laisseras tout cela au pauvre et à l’immigré » (Lévitique 23,22).

 


 

Save the Date :  Prochain Déjeuner Cyclope, le 9 Juillet 2020

Le prochain déjeuner du Cercle aura lieu le 9 juillet 2020. Une occasion unique de passer en revue les tendances des principaux marchés, les prévisions «post-coronavirus» et surtout d’assister à la présentation du “Commodity Yearbook” du Cercle Cyclope.
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